Krishnamurti

Les passages qui suivent sont présentés sous la forme d'un dialogue entre spiritualistes. Il sont extraits d'un ouvrage dont je tairai les références :

Où des ésotéristes (le narrateur, trois hommes et une femme) discutent de l'approche de Krishnamurti


- Trouvez vous vraiment Krishnamurti si négatif ? (demande le narrateur)

- Moi ? Je le trouve tout simplement l'Apôtre de la Négation, (répliqua-t-elle). Et puis, il est tellement contradictoire : il déclare que chacun doit penser par soi-même - idée jusqu'à un certain point très belle - et puis il barre toutes les avenues de la pensée individuelle... Il nous affirme que nous ne pouvons pas atteindre le But par la contemplation, l'art, la beauté, par l'aide des Maîtres ou des rites religieux. Et pourquoi au monde pas ? Krishnamurti peut n'avoir lui-même besoin d'aucune de ces choses, mais que sait-il des autres ? Et si eux choisissent de chercher Dieu à travers la beauté, l'art ou quoi que ce soit d'autre ?... Allons donc ! toutes ces vieilles religions et philosophies - que, soit dit en passant, il semble n'avoir pas étudiées, à moins qu'il ne les ait jetées au panier avec le reste - et tous les Maîtres, de temps immémorial, ont fait entendre que, par quelque voie que l'Homme s'efforce d'atteindre Dieu, il parvient toujours à Lui ! Krishnamurti non seulement détruit le Sentier, ou les Sentiers, mais il renie encore le But lui-même. Et surtout l'on ne doit pas, selon lui, user du mot de Dieu... La suprême Réalité de Krishnamurti n'est qu'une nébuleuse abstraction nommée parfois "Vie", parfois "Vérité", mais ne vous apportant jamais la moindre sensation de joie ou de ravissement.

- C'est que vous, aimables dames (fit le premier homme en souriant) n'avez jamais été très passionnés d'abstraction ; c'est là un aspect de votre psychologie... Ce qu'il vous faut, c'est un gentil Bon Dieu, très paternel, assis sur un gros nuage doré et qui inlassablement distribue, dès que vous criez à lui, d'onctueux et suaves encouragements.

- Ce n'est pas du tout ce dont j'ai besoin ! (fit-elle en riant). Mais vous devez admettre ceci : que l'on soit dualiste, et conçoive en dehors et au-delà de soi un Dieu, auquel on aspire et que l'on adore, ou que l'on soit moniste et cherche à se réaliser soi-même en tant que Moi Unique, la raison, et encore bien davantage le coeur, demandent un But qui soit pour le moins attractif ! Peut-être pensez-vous que c'est faiblesse et lâcheté que de ne pas vouloir se tenir debout sur une cime montagneuse, sans nulle sauvegarde, au milieu d'une tempête de vent glacé, à contempler le Vide. Mais, moi, je me demande l'utilité d'un tel stoïcisme ! Si cette Perfection de Krishnamurti est, dans son idée, synonyme de "Bonheur", quel pâle et chétif bonheur à côté de la joie dont [ma vieille amie] parlait, et qu'elle a vécue ! Elle ne rabaissait pas Dieu à des proportions humaines : elle le plaçait au-delà des plus extrêmes limites de la pensée, mais pour mieux démontrer que toute bauté, tout mystère, tout merveilleux ne sont que des lueurs passagères, des reflets de cette Réalité trop éblouissante pour être contemplée sans voiles... Le Maître qui parlait à travers [ma vieille amie] révélait un Dieu qui est l'essence même de l'Amour (auquel, consciemment ou non, tout être humain aspire profondément) et dont la lumière rayonne sur chacun, selon ses besoins particuliers. Ce Maître disait : "L'intelligence humaine ne sait pas davantage concevoir l'Absolu que l'insecte rampant sur le sol ne saurait comprendre un Maître, mais ce que vous devez savoir, c'est qu'Il est tout Amour... et que l'Amour est la raison d'être de l'univers, la raison de votre propre existence !"

- Pourtant Krishnamurti ne dénie pas l'Amour, (objecta le narrateur) ; il fut un temps où il en parlant sans cesse.

- Il fut un temps, peut-être... mais ce n'est plus le cas ; et même, s'il ne lui arrive de le faire, l'amour dont il parle m'apparaît comme quelque chose d'impersonnel et de vague qui a presque peur de s'affirmer... Quelle impression différente, lorsqu'on entendait parler le Maître Khout Houmi ! "L'amour que je ressens pour chacun de vous, disait-il, c'est là Dieu...". Et encore : "Amour et Vérité sont la base fondamentale de l'univers. Amour et Vérité, Vérité et Amour...". Cela ne ressemble guère à Krishnamurti : "La Vérité ne saurait apporter aucun réconfort...". Comment faut-il concilier ces deux points de vue ?

- Le désirez-vous particulièrement ? (demanda un autre protagoniste)

- Pas moi personnellement. Cinquante Krishnamurti ne sauraient détruire en moi l'idée des "Maîtres"... Seulement, je pense aux pauvres gens qui ont été formés dans les mêmes idées, peut-être, mais qui n'ont pas, pour "tenir", notre ténacité de bouledogues. Comme à nous, on leur a dit que les Maîtres sont leurs Frères Aînés, qui s'efforcent tendrement de les guider vers "l'union avec l'Infini sur des plans de plus en plus élevés" - ainsi que l'écrit quelque part le vieux Leadbeater. Et voici Krishnamurti qui vient les assurer que les Maîtres ne sont autre chose que des béquilles ; ils jettent donc loin leurs béquilles, font quelques pas en chancelant, et s'écroulent sur le sol. Leur offre-t-il des ailes, à la place de ces béquilles, ou leur montre-t-il du moins comment les faire croître ? Aucunement ! Il n'est pas assez psychologue pour les guider vers le chemin qui est le leur ; il prescrit à tous la même recette : Ce que j'ai fait, vous pouvez le faire, sans tenir compte des limitations individuelles créées par le Karma et le degré d'évolution, différents pour chacun. [Ma vieille amie], elle, savait que l'on ne peut jamais traiter deux êtres de la même façon ; c'était le secret de son succès avec n'importe quel individu : elle ne distribuait pas indistinctement l'huile de ricin à toute la classe !

Les quatre autres protagonistes se mirent à rire

- Vous avez beau jeu de rire, vous autres... Je suppose qu'il est bon de forcer les gens à agir et penser par eux-mêmes, (poursuivit-elle). Mais combien de ceux qui ont écouté si longtemps la voix de l'Autorité - représentée par la Société Théosophique - sont-ils capables de réflexion individuelle ou ont-ils assez de discernement pour savoir "séparer l'ivraie du bon grain" dans l'enseignement de Krishnamurti ? Vous auriez dû voir l'expression de quelques-uns de ces visages, tandis qu'ils s'efforçaient, avec tant de conscience et de peine, de suivre le Maître du Monde jusqu'à ses glorieuses et austères altitudes ! Ils finissaient par se dire - du moins s'ils étaient sincères avec eux-mêmes - qu'il n'y avait, dans tout cela, nulle perspective de gloire pour eux, mais seulement un grand vide ! A leur regard consterné, vous pouviez deviner l'enfer par lequel ils passaient ; et cela se lisait tout spécialement dans les yeux des femmes. Il leur a tout enlevé : réincarnation, survivance des âmes, revoir avec les siens dans l'Au-Delà, aide et compassion des Maîtres, enfin quoi, toute la structure spirituelle de leur vie ; et il ne leur a rien donné en retour, si ce n'est un état de conscience nébuleux, qui ne fait pas le moindre appel au coeur et à l'imagination. Ces pauvres êtres, ils débattent inutilement dans le vide ! Trop dociles et trop soumis pour renier totalement Krishnamurti et s'en tenir à leurs anciens idéals, tout à fait incapables de comprendre à quoi ce dernier veut en venir ni de retirer de ses discours une satisfaction quelconque ; manquant, d'autre part, de l'initiative voulue pour se dégager énergétiquement et suivre leur propre voie, ils se demandent si les enseignements reçus jadis n'étaient peut-être, après tout, qu'une charmante fiction... C'est la désolante conclusion qu'il leur faut envisager durant les nuits sans sommeil. Rien de plus navrant que de devoir révéler à quelqu'un que ce qu'il croyait n'existe pas. Même l'être qui ne croît qu'en lui-même s'effondre, lorsque cette foi est ébranlée. Qu leur reste-t-il à faire, maintenant ? Krishnamurti a détruit tous leurs anciens points de repère. S'ils se risquent à penser et à agir selon les critères d'autrefois, ils reçoivent sur les doigts... S'ils en appellent à Krishnamurti lui-même, dans l'espoir qu'il a encore "quelque chose dans sa manche", quelque croyance inexprimée qui leur permettrait de concilier l'ancien et le nouveau, les voilà frustrés de nouveau sur toute la ligne ! Que va-t-il advenir d'eux ?

- Probablement (dit le troisième homme) surgira-t-il quelqu'un qui travaillera à leur redonner la foi dans les Maîtres.

- Il se pourrait bien que ce fût trop tard et qu'ils ne soient plus en mesure de répondre à cet effort. Les uns seront trop vieux, les autres trop découragés. Vous ne pouvez mettre en pièces des croyances datant de longues années en arrière sans amoindrir la faculté même de croire ; je suis presque certaine de cela. Parfois, je me demande si les Maîtres eux-mêmes n'éprouvent pas quelque tristesse, à voir l'abïme que Krishnamurti a creusé entre eux et tous ceux dont il étaient autrefois à même de guider les pas.

La femme s'étant retirée, les trois hommes discutent de la pensée de Krishnamurti


- Personnellement (remarqua le narrateur), j'ai toujours pris un intérêt particulier à l'évolution de Krishnamurti. Qu'il ait commencé par être un Dualiste, pour devenir ensuite un Moniste védantique, un Advaitiste, est un cas des plus singuliers. C'est dommage qu'il ait ensuite rabattu de son Advaitisme, au lieu d'aller jusqu'à ses dernières conséquences. Se contenter de nous déclarer que la Vérité est le Bonheur, ou même l'éternel Bonheur, n'est pas tout à fait suffisant. Le véritable Advaitiste affirme que la Vérité est l'Existence, la Connaissance, la Félicité absolues...

- Ah ! s'il disait cela, (intervint le troisième homme), l'impression serait assez différente. Mais soutenir, par exemple, que la Vérité ne saurait apporter aucun réconfort sans expliquer et compléter immédiatement cette déclaration, c'est tout simplement bouleverser les âmes et les laisser totalement insatisfaites. Lui-même, qui se sait être cette Félicité absolue, n'a pas besoin de consolation, et c'est là toute la question !

- Je me demande (dit pensivement le deuxième homme), s'il se rend même compte que c'est l'Advaita qu'il enseigne !

- Pas la moindre idée ! (fit le premier homme).

- Il a tellement l'air de craindre les gens qui trouvent un point de contact entre sa philosophie et leurs propres croyances, que j'en doute vraiment un peu (dit le deuxième homme).

- Qu'il s'en rendre compte ou non, le fait subsiste (dit le narrateur), et je puis facilement le prouver.

[après avoir saisi un exemplaire du Star Bulletin, le narrateur reprit la parole :].

- Ecoutez ceci : "L'épanouissement spirituel ne procède pas du fait de suivre un guide, un maître ou un prophète... Se faire le disciple d'un autre est une faiblesse... Un médiateur n'est qu'une béquille... La Vérité ne réside pas dans les distinctions, les ordres, les sociétés, les églises... [...] Comme je suis libre de traditions et de croyances, je voudrais libérer les autres des croyances, des dogmes, des credos et des religions qui conditionnent leur vie."

[le narrateur prit les Confessions de Vivekananda sur le Védanta et lut :]

- "Rien ne fait de nous un être moral comme le Monisme... Lorsque nous n'avons plus personne sur qui régler nos pas tâtonnants, plus personne sur qui faire tomber notre blâme, quand nous n'avons plus de Diable ni de Dieu personnel à qui attribuer nos maux, alors seulement nous nous élevons vers ce qu'il y a de meilleur et de plus Haut... Livres et pélérinages, Védas et ristes religieux, ne pourront jamais me lier... Je suis l'Absolue Félicité...".

[le narrateur poursuivit sa lecture à partir d'un autre Star Bulletin : ]

- "... Le "Je" est la limitation résultant de la séparativité... A chaque instant de la journée, par un effort incessant et concentré, nous devons faire tomber ce mur de la limitation et nous instaler dans la vraie liberté de conscience. C'est là l'immortalité... Etre au-deà du temps et de l'espace, au-delà de la naissance et de la mort..."

[le narrateur revint une fois de plus au Vivekananda :]

- Dites-vous jour et nuit que vous êtes cette âme (ce Soi Unique). Répétez-le jusqu'à ce que ce soit entré dans votre sang même... que votre corps soit empli de cette seule idée : Je suis celui qui ne naît pas, qui ne meurt pas, l'Ame bienheureuse, éternellement glorieuse."

[Puis, les protagonistes se mirent à comparer entre eux de nombreux passages, dont, par exemple :]

"Je prétends que l'homme est essentiellement libre" (Krishnamurti) => "Nous sommes libres, cette idée d'esclavage n'est qu'une pure illusion" (Vivekananda)
"Le Bonheur réside dans un détachement extrême" (Krishnamurti) => "N'ayez point d'attaches" (Vivekananda)

- Et bien, j'estime que c'est assez concluant (observa enfin le deuxième homme).

- Ce qui est regrettable (dit à son tour le troisième), c'est que Krishnamurti n'ait pas l'art de faire rayonner ses idées. Peut-être sait-il lui-même ce qu'il pense, mais il ne s'entend pas à le communiquer aux autres. Je crois que seuls les gens qui ont été, auparavant, convenablement enseignés par un Maître peuvent réellement saisir ce dont il parle."

- Précisément, (dit le second). Le reste des auditeurs saisit bien le processus de "démolition", mais quant à savoir ce qu'il leur offre pour reconstruire, c'est une question bien différente ! Nous savons le but qu'il vise parce que nous avons étudié l'Advaita.

- [Mais il ne faudra pas oublier] (insista le narrateur) que ce n'était pas une philosophie propre à être diffusée comme la seule voie menant à la libération.