Muette, tremblante, elle s'accroche cependant à la perspective de la soupe. A peine y voit-elle. Le couvercle soulevé, elle a un court malaise qui la tient là, en suspens, la louche à la main.

Un tout petit bruit. Si infime qu'elle ne le perçoit pas. Le bouchon de la fiole s'en va. Et puis, tout doucement (car on n'est pas pressé, l'horaire a été respecté), on incline la fiole qui coule toute dans le potage et qui reste ensuite, vide, renversée au bord de la planchette.

... Madame Gripoussier a bu sa soupe.

Madame Gripoussier est allée se coucher. Madame Gripoussier se réveille. Tout en feu.

Et glacée.

Elle descend. Ses jambes se dérobent. Elle déboule tout son escalier.

Le troisième et ultime sabbat de Madame Gripoussier vient de commencer. La voici dans sa cuisine. Elle titube. Elle voudrait bien s'asseoir. Mais une force occulte la prend par l'épaule, la plante devant l'étagère. Elle voit la fiole renversée. Elle comprend... la soupe, la soupe... empoisonnée !

Madame Gripoussier s'efforce de vomir. Deux doigts dans la gorge. Mais quoi, ce n'est pas sa main, CA !

Ah ! la Patte-Griffe, au fond de sa gorge. Qui déchire tout. Qui lacère son estomac. Mille griffes dans ses entrailles. Quoi, c'était ainsi, LE POISON, LA MORT ! C'était si cruel, si implacable !

Non, elle ne veut pas passer par là. Pas comme les autres. Pas subir ce qu'elle a fait subir.

Le trismus saisit ses mâchoires. Toutes ses pensées se déroulent à cadence accélérée. C'était donc ça! Ça faisait donc ça! Elle ne savait pas. Elle ne savait pas.

La damnation de Madame Gripoussier suit son cours.

Ses jambes se roidissent. Elle tombe à terre sur le flanc. Comme le chat. Elle a le temps de le savoir. Elle se recourbe, l'échine arrondie, le menton rentré, les genoux remontés.

Le feu froid la mange de l'intérieur.

Sa tête va éclater ! Le trismus de ses mâchoires est tel qu'il lui semble qu'une barre de métal les traverse... Boire. Boire. La mort est sécheresse.

D'une main, elle tente d'ouvrir sa mâchoire.

Comme le chat.

Elle a encore le temps de savoir qu'elle est tout entière devenue un chat.
Car c'est bien une griffe qu'elle s'enfonce dans la joue. C'est bien une griffe qui la déchire ainsi, faisant couler son sang.

Madame Gripoussier miaule, crache, feule. Elle est couverte d'une damnation de poils.

Son humanité lui est retirée.

Elle se détend d'un seul coup tout allongée au sol. Et elle explose dans un immense vomissement, la gueule ouverte sur les crocs, les moustaches toutes droites.

Se déchaîne un pandémonium de miaulements sataniques à travers quoi elle est emportée.

Elle n'est qu'un chat, empoisonné par un humain insensé. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?...

Les échos étranges de la déchéance magique reculent à l'horizon et s'éteignent.

Le triple sabbat de Madame Gripoussier est achevé.


Lorsqu'on retrouva son corps, on recula d'horreur.

Elle s'était entièrement labouré le visage à coups d'ongles.

- Dirait-on pas que tous les chats s'y sont mis ! soupira un témoin.

... Telle fut, dans son entière vérité, l'histoire de la patte de chat.


La voix du narrateur se tut doucement.

L'apparence de museau sympathique et chiffonné, qui évoquait si bien le vieux matou conteur, s'estompa et disparut de dessus le visage de ma Chatte-Mie. Et je la retrouvai telle qu'au début, alanguie devant moi sur ses coussins.

Nous nous regardâmes seulement. Qu'aurionsnous ajouté ? Elle hocha la tête et je fis de même.

Pleins de nos pensées nous restâmes silencieux un long moment.

La nuit était tombée. Nous n'avions pour toute lumière qu'une lampe très douce.

... Quand je sortis de mes réflexions, je vis que ma chatte au fauteuil s'était endormie dans le rond de clarté, les deux pattes sur les yeux.

(Fin)