... Péniblement, en se traînant par terre, elle a rallumé sa lampe. Trop assommée pour réagir, elle ne songe qu'à se couvrir. Par-dessus sa chemise, elle met un gros tricot, son peignoir de pilou, son châle ; une écharpe sur sa tête, ses pieds dans ses chaussons. Elle regarde son réveil, en ajustant ses lunettes. Quoi, déjà sept heures du matin ? Pourtant le jour n'est pas levé. Pourtant, il fait tout noir. Elle ne comprend pas. La migraine lui bat les tempes. Elle se sent faible, comme évaporée hors de son corps, et manque tomber dans l'escalier. C'est vrai, elle n'a rien pris hier soir. Elle va se faire un bon café.

Dans sa cuisine, pour allumer le gaz, elle tend la main vers la boîte d'allumettes. Avant même qu'elle l'atteigne, se produit un léger impact - oh ! pas plus fort que celui d'une patte de chat. La boîte saute d'elle-même : toutes les allumettes, au sol !

Madame Gripoussier se met en devoir de les ramasser. Les osselets de son dos craquent, rouillés, douloureux. Les allumettes, les allumettes qui s'écartent, qui filent en éventail, qui roulent en tous sens, éparpillées, insaisissables, sous la cuisinière !

... Tout à fait comme lorsque jouent de très petits chats...

Elle s'est servie de son allume-gaz. Elle boit ce qui reste de son café car, tout à l'heure, la casserole s'est renversée, dans un grand éclaboussement... Cela fait ça, parfois, lorsqu'un chat saute de haut... Elle boit, à petites gorgées malades, en pleurnichant. Ah ! qu'elle a donc des malheurs, Madame Gripoussier. Sûr! elle s'est enrhumée cette nuit. C'est'y pas la grippe qui couve ? Elle dodeline du chef. Elle geint à petits coups comme on se berce. Tout à coup, elle se tait. Elle se fige.

En face, sur le mur, une patte de chat lumineuse trace avec ses griffes trois séries de stries successives : Mané, Thécel, Pharés !

Madame Gripoussier, qui est protestante, ferme les yeux, tremble, pense à sa bible qu'elle lit peu.

Mais le crissement a cessé. Un peu de poussière de plâtre est tombé par terre, en dessous des trois signes.

Madame Gripoussier veut lutter, tout à coup. Alors, elle parle tout haut :

- D'abord, tout ça, j'y crois pas, moi ! C'est pas vrai, c'est pas vrai, que je dis !

Le calme est parfait autour d'elle, qui triomphe :

- Là, qu'est-ce que je disais ! tout ça, c'est pas vrai, d'la blague, quoi !

Elle est allée activer son feu. Elle a pris son tricot pour s'occuper les mains. Elle marmonne, rumine. « Tout ça, c'est la grippe qui couve. » Mais elle jette un cri : l'ouvrage, entre ses mains, se creuse sous l'effet d'une patte invisible, qui déchire et lacère ! Hébétée, la femme contemple ce qui reste du tricot sur ses deux aiguilles, ce massacre de laine, tous ces brins qui pendent ! La pelote roule, roule, défaite... c'est comme ça que jouent les chats...

Madame Gripoussier, par un réflexe tardif, vient de jeter son ouvrage à l'autre bout de la pièce. Le front bas, la lippe longue, tandis que descendent mollement ses lunettes sur la sueur de son nez, elle fixe ce tas de laine comme si elle appréhendait que, de lui-même, il lui saute au visage.

Elle s'est renversée sur le dossier de sa chaise dont les pieds de devant se relèvent, elle prend appui des mains au rebord de la table. Mais il ne lui est loisible ni d'achever son geste ni de se remettre de l'affaire du tricot car, là, dessous, dans l'ombre, passe un léger fouettement, et crac ! voici le pompon du chausson qui pend, arraché comme un oeil !

Une plainte soupirée tremblote sur ses lèvres sèches. Le dessus de son pied saigne... Ah ! ben, ah ! ben, il lui en arrive des histoires à Madame Gripoussier!... Et voilà autre chose : on tire sur le bas de sa jupe. On tire et elle ne voit rien. On tire et elle se dit qu'elle est accrochée à un clou. La panique la prend. Elle secoue sa jupe, tape dessus à grandes claques folles. L'ennemi invisible résiste, tranquille et silencieux. La jupe se tend de plus en plus. La traction augmente. La force qui l'anime n'est pas de ce monde... Et crac ! l'ourlet se déchire...

Alors, successivement, si vite qu'elle ne sait plus comment faire face, et qu'elle tourne sur place, crac ! la poche du tablier cède, toutes les babioles s'en échappent, et crac ! le rideau du cagibi est lacéré comme étamine, crac-crac ! se balancent les casseroles à leurs clous, crac ! tombe le réveil, pattes en l'air, qui sonne hystériquement, qui n'arrête plus, tandis qu'une boîte de farine part en longue trajectoire de blanc nuage, crac et crac-crac : la métropolis des boîtes de carton s'écroule, ses immeubles sont éventrés, répandant leurs trésors. C'est le déluge !

Madame Gripoussier, ballottée au gré des vagues du désastre, rebondit d'un mur à l'autre, crie et court sur place, tombe et rampe, barbote et nage dans des flots de haricots secs, de riz et de grains de café, et se heurte aux îlots à demi submergés des meubles aux portes ouvertes, par où a glissé la blanche vaisselle qui se noie sous les cartonnages devenus furieux...

Puis, tout s'apaise. C'est l'abandon qui succède aux tornades. Calme plat. Silence. Vide. Madame Gripoussier se reprend à vivre. Sous ses mains et ses genoux, éclatent les petites bobines plastiques de sa boîte à couture, qui gît, écrasée, sous les décombres du building des kilos de sucre...

Naufragée d'un univers détruit, Madame Gripoussier est assise par terre, pour rassembler les épaves. Dans un grand carton, elle redépose, entremêlées, des poignées de sucre, de riz, de haricots et ses petits tourniquets de fils, machinalement, absurdement.

Son cerveau bloqué lui refuse tout service. Elle a mal partout. Des lancinements fulgurent dans ses vertèbres, étirent ses ongles, jaillissent au coin de ses yeux, grésillent aux commissures de sa bouche, à la base des poils qui couvrent ses verrues.

Pour donner moins de prise à la souffrance, elle bombe l'échine, ouvre et ferme les doigts, plisse les yeux, tord la bouche.

Néanmoins, elle s'acharne à sa besogne.

Durant longtemps, on ne perçoit que le bruit régulier des menues choses tombant dans le carton. Mais la monotonie du travail est accablante. Madame Gripoussier s'arrête. Elle est très fatiguée. Une somnolence l'envahit. Sa tête dodeline.

... A la porte, un discret grattement. Un seul. Madame Gripoussier sursaute.

... Sur la vitre de la fenêtre, un petit crissement. Rien qu'un. Madame Gripoussier se relève.

... Dehors, dans le noir qui persiste, au long du mur de façade, un grand râpement qui n'en finit pas. De bas en haut. Madame Gripoussier entend les petites pierres qui se détachent, criblant le sol.

... Là-haut, sur le toit, un xylophone de tuiles ! Madame Gripoussier se plaque contre le mur. Elle regarde le tuyau de la cuisinière qui s'agite, secoué de l'intérieur.

Un souffle ouvre la porte du foyer rougeoyant.

La Patte-Griffe paraît, magique, toute droite plantée.

Là, là, là, en tous sens, elle court, saute, va, vient, rebondit. Les murs sont striés de haut en bas par la foudre. La Patte-Griffe se multiplie, cavalcade sur le sol, éventre les boîtes de carton, se glisse sous les meubles, y fourrage.

Madame Gripoussier a une idée lumineuse. Elle crache :

- J'vais la leur coincer, leur sale patte !

Vite, vite, ô dérision, elle arme des pièges à souris qu'elle dispose un peu partout. Elle attend... Un piège claque. Elle se précipite. Il est vide. Mais sur le sol, plantée comme un pieu, la Patte-Griffe est là! Tous les pièges se déclenchent successivement. A côté de chacun d'eux, poussée toute droite, la Patte-Griffe !

Madame Gripoussier se voit cernée de toutes parts.

Elle pousse un hurlement démentiel et s'abat par terre, la bave aux lèvres...

Quand elle ouvre les yeux, son réveil est arrêté. Il fait toujours aussi noir. Elle a perdu la notion du temps et, presque, la mémoire. Elle brûle de soif. Elle a faim aussi.

Peureusement, elle regarde autour d'elle. Les Pattes-Griffe ont disparu.
Madame Gripoussier se met debout. Mais elle se tient toute bossue, tant son dos est douloureux. Les doigts de ses mains et de ses pieds restent recourbés. Ses ongles ? Autant d'aiguilles lancinantes ! Auraient-ils grandi ? Elle croit sentir qu'ils lui rentrent dans les paumes.

Mais c'est surtout au visage que se concentrent d'étranges souffrances. Elle éprouve la sensation d'un masque rigide qui se plaque sur sa face, qui s'incruste dans ses traits.

Elle bondit vers ce qui reste de son miroir.

Ah ! elle a une hideuse tête de chat, galeux et verdâtre. Ses yeux sont obliques. Les poils blanchâtres de sa bouche se hérissent tout droit. Elle recule loin de ça, marmonne :

- J'suis bien malade. Sûr ! C'est la grippe, ça. Ma tête est toute prise. La grippe. J'ai d'la fièvre. Sûr ! Oui, la fièvre, quoi. Faut te soigner, ma vieille, faut te soigner. Pas te laisser périr. Si tu comptes sur les autres. Ma pauvre, les autres, ah ! là, là... merci, oui, ah ! merci bien... Faut manger, d'abord. Reste de la bonne soupe...

Elle récupère une casserole dans les débris, retrouve la louche, va vers la marmite posée en dessous d'une étagère surchargée.

Juste au-dessus, il y a une petite fiole, encore entortillée d'un fragment de journal.

Mais voilà que Madame Gripoussier interrompt son monologue : elle vient de s'entendre parler.

Sa voix ! Ce n'est plus sa voix !

Dans son gosier, là, c'est une chose étrangère qui vibre...

Elle essaye de parler, tout bas, pour bien se persuader.

Elle s'arrête : sa voix miaule.

(à suivre : suite et fin)