Madame Gripoussier, chez elle, regarde l'heure. Sept heures du soir, déjà. La lessive doit être sèche dans la cour. S'il pleuvait ? Il faut la retirer... Elle pousse sa porte, s'arrête au seuil, surprise : quelle nuit noire ! Sûrement, c'est bientôt la pluie. Elle sort, la porte repoussée tout contre, derrière elle. En deux pas se trouve franchie la zone de lumière qui filtre de la cuisine. La voici dans l'ombre de la cour, épaisse, sous l'aplomb des hauts murs hostiles.

Elle n'est pas tranquille, Madame Gripoussier, pas tranquille du tout. Sa gorge se serre. Ses nerfs se tendent. Elle appréhende... Quoi? Elle ne sait pas... Elle est bien ennuyée et peste tout bas, parce qu'elle se dit que le linge aurait pu attendre à demain. Oui, mais, la pluie!... Après un arrêt d'une seconde, elle poursuit à tâtons. Jamais sa cour n'a été aussi profonde, aussi longue à traverser. Dirait-on pas qu'elle marche depuis des minutes entières ! Elle tend les mains en avant, un peu plus, parce qu'elle craint que quelque chose vienne à sa rencontre. Mais elle voudrait aussi les retirer, ses mains, pour ne pas toucher ce quelque chose.

Et justement, voilà, ça arrive. Le quelque chose, blanchâtre, qui pend au bout d'une corde, arrive avec un grand ballant et la frappe en plein visage et continue à pendre, immobile, devant elle.

Madame Gripoussier a grogné d'épouvante. Elle le voit, elle le voit bien, au bout de la corde, le petit tas pâle. Elle veut cracher son injure, dire : la petite salope, mais ça ne franchit pas ses lèvres parce que, d'un seul coup, fulgure sous son nez la Patte-Griffe qui accuse !

Madame Gripoussier bat en retraite et se fige devant sa porte. Il filtre juste assez de lumière pour qu'elle distingue parfaitement, au plein centre du panneau, l'empreinte brûlée de la patte de chat, surmontée des stries de ses gries. Elle veut bondir pour rentrer chez elle, mais son pied reste en suspens : sur la marche de pierre, qui semble avoir fondu à ce contact, se dessine en creux la patte de chat.

Madame Gripoussier saute par-dessus, sa porte claque. De l'intérieur, elle tourne ses verrous, pousse toutes ses barres, va pour caler une chaise contre le battant, retient son geste. Elle rit, s'assied sur la chaise, se frappe le front :

- Non mais, ça va pas, ma vieille, ça va pas !

Se mettre dans cet état pour une bête crevée ! Elle rit puis, bravache, tire ses barres et ses verrous, en marmonnant :« J'voudrais bien voir, moi, si on m'la fait comme ça ! »

Justement : elle voit. Au-dehors, dans une nuit qui n'est pas une nuit mais du noir, le noir absolu, il y a un grouillement immobile de chats, aux prunelles de phosphore, côte à côte, serrés, entassés, depuis les marches de son perron, emplissant le chemin de ronde, et tout autour sur toutes les toitures, et en guirlandes sur toutes les crêtes des murs ; jusqu'en haut du donjon, leur marée statique déferle !

Un unique miaulement, fait de toutes ces voix, salue l'apparition de Madame Gripoussier, tandis que toutes les Pattes-Griffe sont brandies !

La porte a claqué. Là, les verrous, les barres, la chaise. Mais le miaulement traverse tout. La femme recule jusqu'au mur, les mains aux oreilles. Un temps se passe. Elle ose écarter ses paumes, écouter. Aucun bruit. Le silence. Elle marmotte :«Ça va pas, non, ça va pas ! » d'un ton indigné. Elle a dû trop manger à midi. Elle frotte ses lunettes, en s'approchant à pas de loup de sa porte. Il y a là une petite fente, bien pratique pour épier. Elle y colle un oeil. Audehors, rien. Pas de brasillement nulle part. Pas un chat, c'est le cas de le dire. Elle glousse : c'est farce, alors, des idées pareilles !... Et elle rouvre sa porte.

Horreur ! Les discordants éclats d'un immense et diabolique miaulement la saluent et s'envolent, en rafales d'échos qui dilatent l'absolue nuit ! Ils sont là, là, tous, plus encore, multipliés à l'infini par des jeux de noirs miroirs, ils sont des myriades qui s'étagent en gradins, de la terre au ciel, des chats, des chats impensables, aux yeux de flamme ! Partout, partout, les Pattes-Griffe se tendent, implacables, vengeresses... Malédiction, malédiction !

Elle risque de mal dormir, cette nuit, Madame Gripoussier. Quand elle sort de l'hébétement qui l'a maintenue accroupie sur un tabouret, derrière le rideau du petit cagibi près de sa cuisine, elle ne sait plus où elle en est. Elle a la bouche pâteuse, et sa tête tourne. Qu'est-ce qui s'est passé ? Elle renonce à comprendre. Elle perçoit autour de sa maison la densité d'un extraordinaire silence. On dirait que tout s'est arrêté au-dehors. C'est tout à fait comme si sa maison était prise dans une noire gelée, une coagulation de la nuit.

Allons, il faut dormir. Demain matin, elle ira mieux. Elle monte se coucher au premier étage. Et elle s'endort effectivement.

... Elle s'éveille. Pas de lumière. « Miaou ? » dit une toute petite voix, qui interroge, dans un angle de sa chambre. « Miaou ? » s'étonne une autre voix, tout aussi petite, tout aussi anodine, la voix des petits chats familiers.

- C'est vous, mes petits minous ?

La voix de Madame Gripoussier tremblote. Elle a allumé sa lampe et se redresse vaguement sur ses oreillers, scrutant la chambre. Rien ne paraît. Mais d'autres miaulis gentils et humbles se proposent, dans un coin, dans un autre, sous l'armoire. Elle en entend dans l'escalier qui, presque, soupirent la même menue question :

- Miaou ?...

La serinette habituelle jaillit sur les lèvres de Madame Gripoussier :

- Ils sont là, mes petits minous, bonjour mes petits mi...

Elle n'achève pas : du haut en bas de sa maison, de la cave au grenier, au-dehors et sur le toit, c'est un hourvari miaulé qui déferle en tempête, discordant, énorme, féroce ! La maison en est pleine. Tout craque. Les portes de l'armoire s'ouvrent sous une poussée, le linge se vomit à terre tandis que des chats bondissent en riant !

Ils s'envolent, les chats, les chats-volants et ils passent au-dessus de sa tête, ombres noires, griffues d'acier. Ils lui arrachent tous ses bigoudis !

Elle s'est enfoncée dans le lit jusqu'au menton. Là, elle voit, à la fenêtre, les maigres museaux qui s'y collent du dehors. Et là, par terre, ils rampent, les chats, allongés sur le sol, étirés jusqu'à l'invraisemblance comme les chaussettes de la folie... Ils jouent à chat perché en la narguant. Hors de l'âtre, du sein des braisons, ils jaillissent comme des gerbes de flammèches noires...

Des chats, des chats gratte-mur, des chats fouilletiroir, des chats marche-au-plafond, des chats je-me-balance-en-l'air. Ah ! ceux-là, ils la font gémir d'horreur, tous là, par-dessus, chacun au bout de sa cordelette, qui se balance et qui se balance jusqu'à la nausée. Passe et repasse. A droite, à gauche.

A droite... Ils tournent, tournent autour du lit, en une ronde grinçante, si vite que les points lumineux de leurs yeux forment une ligne continue, éblouissante.

Et là, sur Madame Gripoussier, l'édredon ! Il s'agite, dans une formidable contorsion : ils sont tous dedans ! Il explose ! Les plumes s'envolent parmi les chats libérés qui miaulent, miaulent de fous rires, avant de lui retomber dessus en pluie de griffes !... Et ils se sont glissés, investissant son lit, de toutes parts, sous les draps, le traversin, l'oreiller. Ils griffent ! Ils mordent !

Madame Gripoussier a sauté à bas du lit, et tombe, tombe, tombe...

Elle revient à elle, par terre, dans le noir glacial.

Le premier sabbat de Madame Gripoussier était terminé. Le second allait lui succéder sans transition.

(à suivre)