La Patte de Chat

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  • Auteur Christia Sylf
  • Lu par Urobore
La Chatte-Mie, en spectatrice de loge, appréciait mon théâtre. De toute évidence, elle connaissait la présente pièce par c?ur et y accordait surtout un intérêt de contrôle, dans le perfide dessein de me surprendre à déranger l?ordre coutumier de mes tirades ou rompre l?enchaînement, bien réglé, de mes jeux de scène.

Je respectai donc le crescendo de mon monologue jusqu?à l?apothéose de mes gesticulations qui m?abattirent, en point d?orgue prolongé, sur les ressorts grinçants du plus vieux, du plus creux de mes fauteuils, celui-là même nommé « fauteuil des lassitudes ».

Je ne bougeai plus. Tout était dit. Tout était joué. C?était fini.

- Enfin ! dit la Chatte-Mie. Ce n?est pas trop tôt. Vous me surprendrez toujours par l?étalage de vos tergiversations. Vous y perdez vraiment un temps précieux. N?aviez-vous point compris, tout comme moi, que c?était jour d?histoire à conter ? L?odeur du temps, la teinte pâlie du ciel, l?intention manifestée par les coussins de nos fauteuils, ne vous parlaient-elles point de cette évidence ? Allons, cessez de vous ébrouer de la sorte, je vais vous dire de ce que je tiens d?un mien cousin, noble chat de la très ancienne lignée du chemin de ronde, au village de Saint-Levant. Mais vous voudrez bien me permettre un certain tour de style ; ce récit est si parfait que je n?en veux rien changer en y introduisant, peu ou prou, de ma personnalité. Je m?effacerai donc au profit du mien cousin et vous voudrez bien considérer que c?est lui qui parle, en mes lieu et place, mieux que je ne saurais le faire.

J?acquiesçai et assistai sur-le-champ à une sorte d?évocation.

Chatte-Mie, après une pause, parut changer de physionomie et là, sous mes yeux, vieillissant et se tassant, le poil sec, le museau soudain tout ensauvagé, devint l?homologue de son parent. Je ne jurerais pas qu?elle n?ait point murmuré une petite prière à Grand-Chat pour être aidée car il me sembla saisir, au travers de son souffle, les mots de l?Invocation Majeure, le Credo des Chats qui dit : « En Toi, Grand-Chat, nous procédons tous les uns des autres. »

Bref, Chatte-Mie opéra une magistrale mutation. Même sa voix, quand elle entama le récit, avec des accents rauques et des feulements de gorge, fut celle d?un vieux matou, solitaire et philosophe.

- A Saint-Levant, nous autres de la Pérenne Confrérie, qui portons dévotion et rendons tous nos comptes à Grand-Chat, nous considérons comme fief d?élection le territoire du chemin de ronde. Obligation nous est faite à tous, que nous habitions loin ou près, d?y passer au moins une fois chaque jour, afin d?assurer la continuité de notre chaîne magique. L?un d?entre nous, désigné par Grand-Chat, lors des cérémonies de probation, est nommé à vie Maître-Veilleur de ce lieu. Cela veut dire qu?il s?engage à y maintenir, avec rigueur, une surveillance dont il doit rendre compte régulièrement à Grand-Chat.

J?étais donc depuis ma jeunesse ce Maître-Veilleur.

Oui, ma charge me donnait beaucoup de soucis. Elle me privait tout à fait du libre bonheur qui est nôtre. Mais, j'en respectais hautement les astreintes, heureux de plier mon tempérament aventureux aux rigueurs de cette mystique.

Mon goût inné de la solitude, mon sens de l?observation furent de précieux adjuvants. Grand-Chat ne s?était point trompé dans son choix. Tôt dans l?âge, j?en vins à aimer mon ascèse. Je méprisai la vie facile. Ce fut heureux car, comme je l?ai dit, un Maître-Veilleur ne peut s?abandonner aux douceurs tribales. Il vit seul. Il dort seul. Les sommeils de groupe, qui tant sont doux, museaux et pattes fraternellement confondus, ne sont pas pour lui. Pas plus que les changements brusques de résidence, si chers à nos sens lorsque la lune pleine nous appelle ailleurs ! Encore moins les folles passions qui nous font musiquer à tort et à travers, des saisons durant, devant les dames. Non, non, tout cela n?était point mon lot. Je veillais. Je demeurais. Je maintenais. J?assurais la continuité des prérogatives fluidiques du clan. J?étais le rapporteur de tous par-devant la justice de Grand-Chat. Et, sur spécial décret de Celui-ci, béni soit-Il, j?étais le secret Témoin des Actes des Hommes.

Il y faut de la nuance, de la perspicacité, de l?expérience et, de plus, une sorte de don spécial pour les deviner. Car les actes des hommes ne reflètent pas forcément leurs intentions. Plutôt pas ! Celles-ci sont le plus souvent cachées et, parfois même, comme ignorées, tant il appert que les humains ont une étrange répugnance à descendre voir dans leurs profondeurs ce qui s?y passe?

Il me faut vous dire, pour la clarté de mon récit, que ce chemin de ronde à Saint-Levant forme, dans l?Arcane Majeur de notre science cachée, une frontière entre l?évolution-chat et l?évolution-homme. A cet endroit, la barrière est mince. Il y a possibilité d?interpénétration d?un camp dans l?autre. Des échanges se font, profitables aux deux parties. Les hommes, par exemple, tirent de notre contact une meilleure connaissance de la circulation des fluides ; nous leur rendons souvent le service d?assainir leurs ambiances psychiques ; ça leur donne le teint frais et nous fait le poil lisse !

Mais de plus étranges mutations se produisent.

Tous ceux des nôtres qui naissent là sont, vous le concevez aisément, d?une caste choisie. Ils possèdent, par hérédité, quelque chose de plus que la majeure partie d?entre nous. Ils ont, très exactement, l?apanage d?une dotation particulière. C?est la « part supplémentaire ». C?est le germe, propre à certaines âmes, qui leur permettra de croître au delà des limites coutumières, sous l?action du rayonnement humain, soleil de notre vocation !

Ainsi, une radicelle glorieuse poussera, en dévorant, comme un terreau de base, notre petite âme animale. Jusqu?à ce que cette plante rarissime devienne elle-même l?embryon, plus rarissime encore, d?une future âme humaine.

En ce cas, l?élu sera libéré des recommencements animaux, au profit de son entrée dans le maillon humain.

C?est là, je le concède, une alchimie peu connue. Peu de réussites car peu de tentatives. Nous restons libres de développer ou non cette capacité. En fait, la plupart d?entre nous la laissent en friche car c?est un don redoutable et générateur d?épreuves.

Vous voyez qu?en un tel lieu, mon emploi de Maître-Veilleur n?était pas une sinécure !

(à suivre !)