L'intérieur de sa maison était extraordinaire. J'en eus le souffle coupé et je dus me tapir dans un coin pour parvenir à assimiler ce que je voyais.

Autour de moi, confusion et incohérence brassaient en tous sens le plus complet désordre. Les éléments les plus hétéroclites s'entassaient là, se chevauchaient là, en de surprenants voisinages, en des équilibres instables et surtout en redites, car tout ici se répétait. Chaque chose était doublée, triplée, quadruplée. Il n'y avait pas d'élément isolé ou seul de son genre.

C'était l'illustration exacte du langage de cette femme qui, lors même qu'elle se déshabillait, enlevant le châle qui couvrait la pèlerine posée sur sa veste qui protégeait son tricot par-dessus sa robe, continuait de parler, poursuivait, de rebond en rebond, la coulée écumeuse des mots hors de sa bouche, avec des reprises, des redites, des remâchages. Elle hochait la tête. Ses yeux pâles fixaient le vide.
Oui, c'était cela sa maison : l'homologue de son langage. C'était aussi le miroir terrifiant qui reflétait l'intérieur de sa tête.

Comment bien vous le décrire ?... Imaginez - dans le plus étroit espace d'une petite pièce confinée, voûtée de plafond, parfaitement aveugle car l'entassement bouchait les fenêtres - imaginez des meubles posés n'importe comment, à touche-touche : buffet - table - chaises - canapé - mannequin de couture - cuisinière - réfrigérateur - évier, avec juste un chenal de passage, à peine de quoi se glisser en biais. Imaginez sur tout cela, dans la poussière, des boîtes, des cartons, des caisses, de toutes natures, ouvertes ou closes, pleines ou vides, ou contenant d'autres boîtes plus délirantes encore, au milieu de conserves écroulées, de paquets de riz et de kilos de sucre, de journaux, de linge roulé, de tas de clous rouillés, le marteau et la tenaille avec les couverts sales, sur quelques pommes de terre en cours d'épluchage.

Imaginez, imaginez, ça ne sera jamais assez ! Vous resterez toujours en deçà.

Je me sentais au bord de la panique. Mes congénères, plus habitués que moi, s'étaient répandus ; ils dormaient dans les boîtes, perchaient sur la table, léchaient des assiettes à terre, entre les plats de sciure et les flottilles de pantoufles.

Non, croyez-moi, il ne convient pas de sourire. Le spectacle eût pu être drôle : il était affreux. Sur le tout, la clarté livide d'un néon mal réglé palpitait et bourdonnait sans trêve.

La petite chatte n'avait pas cessé de miauler. Mieux, inconsciente, elle dansait sur place, levant les pattes, l'une après l'autre, dans un mouvement roulé, tendant son museau ingénu, juste entre les jambes de Madame Gripoussier.

Celle-ci s'en aperçut, tout d'un coup, émergée de ses hantises. Son visage grimaça. Elle eut un geste bref, violent, tout de rage concentrée : le torchon qu'elle empoigna s'abattit avec un claquement sec. Mais ce fut raté. La petite chatte avait évité le coup, par un de ces réflexes dont nous avons le secret. Elle était déjà réfugiée sous le buffet que la femme fulminait encore, furieuse d'être déjouée :

- T'as pas fini, non, t'as pas fini ta musique ?... Elle m'énerve, celle-là, avec son petit air, avec son petit genre... Et miou, et miou !... Que j't'y reprenne à te fourrer dans mes jambes! ... C'est qu'elle me ferait tomber, la salope... C'est ça que tu cherches, hein, avec ton petit air ?... Et miou, et miou ! Une vraie petite princesse qui voudrait voir la pauvre femme par terre, hein, c'est ça ?... Alors, tu dis plus rien ?... Qu'est-ce qu'elle mijote, la petite charogne ?...

La chatte se taisait, immobile, rencognée au plus profond de son abri. Néanmoins, je voyais ses yeux : elle ne comprenait pas ce qui se passait, les intentions de la femme ne lui étaient pas perceptibles.

Madame Gripoussier fourrageait sous le meuble à l'aide d'un bâton :

- Tu vas sortir, dis, tu vas sortir, petite carne ! J'vais te la faire, ton affaire ! On va voir si tu l'auras encore, ton petit air, ton petit ton, et miou, et miou !

Elle s'y prenait mal. La chatte restait hors de portée. Alors, elle se releva. Ses prunelles papillotèrent, en se posant sur tous les chats, son torrent verbal se modifia, tandis qu'elle leur parlait, d'une voix melliflue, insistante, bizarrement chantante :

-Ah, ils sont là, mes petits minous, bonjour, mes petits minous, ils vont bien, mes petits minous...

Elle me fit peur et j'augurai soudain les plus grands malheurs. Mes congénères me parurent de la dernière imprudence. Se pouvait-il qu'ils fussent si naïfs ? Comment les mettre en garde ? Ils étaient, pour la plupart, bien jeunets. L'attrait de la nourriture, que cette femme leur dispensait, masquait complètement pour eux les terribles tendances que je devinais s'agiter en elle.

(à suivre)