Je me retournai. A la fenêtre de la maison d'en face, derrière le rideau soulevé, sa patronne avait tout vu. Elle était pâle comme la mort.

... Je connaissais honorablement cette dame. Je la respectais d'autant mieux qu'elle exerçait des fonctions analogues aux miennes, observant, comme moi, les fluctuantes choses de la vie, témoin discret, hiérarchiquement inscrit et qui rendait compte à son Seigneur, lui-même créateur et suprême régulateur de notre Grand-Chat.

Elle hébergeait chez elle, je le savais, un de mes frères, Cendrinet de la Luz, chat noble entre tous, fort avancé sur le chemin de la perfection. Il s'était depuis longtemps décidé à tenter notre Grand-Oeuvre, c'est-à-dire sortir de notre humble samsara des Chats qui, toujours, en chat nous réincarne.

Elle, l'y aidait, de toute la puissance transformatrice de son amour humain. Ils s'avançaient l'un au-devant de l'autre, bien au delà de leurs respectives frontières, dans une sorte de terrain féerique où nul autre qu'eux-mêmes ne se risquait. Ils se rencontraient dans ce no man's land pour de propices échanges que favorisaient certainement les hiérarchies créatrices, toujours si curieuses des états d'être hors de pair.
Cendrinet de la Luz et sa maîtresse se comprenaient donc tous deux parfaitement. Elle, était déjà un peu chat. Lui, devenait toujours plus humain. Chacun s'appliquait à refléter, en complément de sa propre nature, le modèle présenté par l'autre.

C'était un édifiant spectacle que de contempler les progrès d'un mutuel enseignement. Ils évoluaient tous deux, avec sérénité, avec un naïf bonheur, avec une ferveur totale, hybridant leur mental, la grande âme humaine servant de nourrice à la petite âme animale préparant sa mutation.

Je me souviens de quelle façon touchante la dame s'efforçait à prononcer les mots de notre langage. Cendrinet de la Luz était bon professeur. La nature l'avait doué pour la parole. La sienne était pure, extrêmement variée, bien articulée, musicale. Il respectait surtout merveilleusement, dans le récitatif, les écarts de ton qui donnent tout leur sens savoureux à notre prononciation.

Il était fort patient, ne se lassant pas de répéter le même mot, en démontrant l'application de celuici, jusqu'à ce que sa maîtresse l'eût bien assimilé.

... Toutes ces réflexions, je me les fis, et bien d'autres s'y enchaînèrent, le temps d'un éclair, en regardant la dame à sa fenêtre. Presque tout de suite, le rideau retomba.

Elle ne m'avait pas remarqué. D'ailleurs, elle ne me connaissait pas... pas encore.

Après ce crime épouvantable, je ne sus pas ce qui se passa entre la dame et sa femme de ménage.

Madame Gripoussier n'alla point travailler cet après-midi-là et durant plusieurs jours. De la graisse bouillante avait jailli de sa poêle au moment où elle y versait des pommes de terre... Cela fit sur ses mains des stries rouges, parallèles.

Oui, c'était tout à fait comme des griffes de chat.

Je décidai de prendre, pour un temps indéterminé, une résidence fixe dans le chemin de ronde, à proximité immédiate du palier.

Je ne pus m'empêcher d'adjurer mes insouciants congénères d'observer la plus extrême prudence et de mettre beaucoup de retenue dans leurs relations avec Madame Gripoussier. J'appuyai peut-être trop sur les discours. Il me parut que je lassai. Certains m'écoutèrent et se souvinrent, mais d'autres oublièrent, trop vite à mon gré, la mort de la petite chatte. Ensuite, quand je voulus rafraîchir les mémoires, ne fût-ce que par une simple allusion, je m'aperçus qu'on me regardait de travers. J'étais mal venu d'aborder ce sujet. Eux, ils ne se l'expliquaient pas, tout simplement. Ils avaient l'impression d'une erreur de leurs sens ou d'une mauvaise interprétation des faits. Presque, ils en doutaient.

Hélas, l'attrait de la nourriture est immense : quel animal pourrait penser que la main qui le nourrit est criminelle ?...

Je dus me taire.

(à suivre)