Je renforçai ma veille... La maison d'en face m'attirait. Madame Gripoussier, ses brûlures guéries, continuait d'y travailler régulièrement. Je m'arrangeai pour m'y glisser, le plus souvent possible, à sa suite. Ce n'était pas difficile ; elle y voyait très mal et s'absorbait toujours dans ses discours chuchotés. Je sortais de la maison derrière elle, quand elle en partait, son travail fini et, toujours la suivant, je pénétrais chez elle, malgré ma répulsion.

Il fallait réunir tous les éléments d'une enquête sérieuse. Du danger planait...

Je vis s'altérer rapidement le comportement de cette femme. Tous ses particularismes atteignirent un paroxysme.

Certes, elle marmottait toujours, mais beaucoup plus vite, très bas, d'un ton de complot et de menace.

Le peu que je saisis de ses propos décousus ajouta à mon angoisse. Surtout que je ne parvenais pas à leur donner un sens bien précis, car, hélas, je ne les comprenais pas tous, loin de là. Mais enfin, il me semblait bien que la perversité de Madame Gripoussier concentrait ses sadiques rêveries de plus en plus sur sa patronne.

Elle disait toujours : « Sa vaisselle, sa vaisselle!... Et moi alors, hein, et moi ?... Ses meubles, ses meubles!... Et moi, hein, moi là-dedans, j'ai quoi, moi ?... Sa maison, sa maison!.,.. Pourquoi sa maison hein ? Ah ! merci quand même, oui merci bien ! J'peux la faire, sa vaisselle, j'peux les frotter, ses meubles, j'peux la tenir - comme elle dit - sa maison ! Ouais, j'pourrais la tenir, bien plus sûrement, c'est pas si difficile... Quand elle sera malade, qui c'est qui sera la bonne gouvernante ? Madame Gripoussier ! Et faudra bien alors qu'on passe par Madame Gripoussier !... Son petit air, sa petite mine... Dans pas longtemps, on va voir si elle l'a encore sa petite mine, haha, on va voir ça, hein mes petits minous, ils sont gentils mes petits minous, bonjour mes petits minous ! !... »

C'était intolérable. Et ce néon qui ronflait si fort et, partout, cette démence de boîtes et de provisions entassées!...

Elle commença de s'enfermer plus étroitement chez elle. Désormais, le moindre bruit la fit sursauter, immédiatement hagarde, les mains jetées en avant, presque recourbées en griffes. Elle n'était plus du tout à ce qu'elle faisait. A tout moment, lâchant son tricot ou sa couture, elle courut à sa chambre, au premier étage, ou descendit à la cave, comme pour surprendre quelque intrus à l'écoute. Elle guettait perpétuellement. Le tournoiement obsessionnel de ses pensées ne lui laissait pas de répit. Elle devint distraite, requise par des sortes de combinaisons mentales qu'elle rectifiait et recommençait sans cesse.

Sa mise se négligea. Il lui arrivait de se promener avec un torchon à poussière, passé dans sa ceinture par-derrière et lui flottant sur l'échine. Bien souvent, les cordons roses de son corset pendirent de dessous sa jupe jusque sur ses talons.

Elle eut un mauvais sommeil. Réveillée d'un seul coup, elle allumait sa lampe, puis l'éteignait, pour la rallumer presque aussitôt. Et ainsi de suite.

Elle exécra les petits points brillants, tels ceux que reflète la panse d'un vase. Elle les écartait tous de sa vue, tirant les choses dans l'ombre, d'un geste excédé. Je la vis grincer des dents parce que les extrémités d'un couvert dans un saladier pointaient au centre de son champ visuel.

Toutes les pointes tournées vers elle lui firent le même effet.

Je pensai gravement que la malédiction des chats, la Patte-Griffe, n'est pas un vain mot...

Se sentait-elle malade ? Elle emmena désormais chez sa patronne une petite fiole qu'elle remplissait régulièrement à une autre bouteille, puis qu'elle enveloppait d'un bout de journal et de son mouchoir, pour l'enfouir ensuite dans sa poche, plus que jamais gonflée d'objets hétéroclites.

Je fis de longs séjours dans cette maison où Cendrinet de la Luz poursuivait son humaine initiation. Je passai des heures d'études à le voir vivre dans le privé en compagnie de sa Dame qu'il ne quittait guère.

Dès le début pourtant, soucieux des bons usages, je me présentai à lui, toutefois à l'insu de la Dame car le moment ne me semblait pas venu de prendre avec elle un contact officiel. De plus, je répugnais à m'immiscer dans leur intimité comme un tiers. Je sais bien qu'ils m'auraient accepté aimablement en ami. Mais là n'était pas mon but. Je ne voulais pas risquer de fausser leur duelle ambiance.

De toutes ces raisons, je m'en ouvris à Cendrinet de la Luz qui les admit bien volontiers et qui promit de respecter mon incognito. Ce qu'il fit d'ailleurs par la suite, sans faillir une seule fois; il semblait même ne pas avoir conscience de ma présence quand j'étais à deux pas de lui, sous quelque meuble.

Je profitai de cette courte conversation pour lui glisser une petite, mais ferme mise en garde à propos de Madame Gripoussier.

(à suivre)