Il m'écouta, avec la gravité gracieuse qu'il apportait à toute chose. Puis, ayant réfléchi, il sourit :

« Que craindre, mon frère ? Je suis chez ma maîtresse. J'ai peu de contacts avec Madame Gripoussier qui est seulement chargée de me donner mon premier repas du matin, lorsque ma maîtresse se repose encore. Je ne tourne pas autour d'elle ni ne quête ses caresses. Je me préoccupe essentiellement de maintenir mon avance régulière vers cet aboutissement de Libération que vous savez. »

Il m'inspirait un immense respect, tant il brillait de foi et d'enthousiasme !

Ah, j'en étais tout ému ; et je me félicitai fort d'avoir obéi à mon impulsion de rester discret.

Mon admiration ne fit que croître. Je constatai que Cendrinet de la Luz et sa Dame avaient bâti un univers d'amour spirituel, où ils évoluaient ensemble, à l'aise, appliqués à ce que l'un profitât de l'autre, pour un progrès toujours plus grand.

Dans cette ambiance qui me charmait, tout de la vie paraissait si pur et si facile que j'en vins à oublier mes craintes. J'eus même un peu honte de mes pressentiments. Madame Gripoussier, créature fruste, avait peut-être commis son crime à la manière dont elle cassait son bois, hargneusement, mais sans penser qu'elle détruisait là une structure animée ?

La petite chatte n'aurait donc été pour elle que l'homologue d'un bout de bois ?

Ah, je sais bien maintenant quelle absurdité c'était de penser comme cela ! Hélas, je voulais tellement que le bonheur se maintînt, que l'harmonie n'eût jamais été troublée !

... J'estime à présent que je commis une erreur en relâchant ma vigilance. Bercé par ce doux climat de paix, mon sens critique s'exerça à retardement. Je croyais que le rayonnement de Cendrinet de la Luz et de sa Dame exorciserait la noirceur embusquée autour d'eux. Misère, je me trompais !...

Cependant, je ne voyais rien, dans le comportement de Madame Gripoussier, qui fût ouvertement agressif. Elle accomplissait dans la maison ses tâches quotidiennes. Plutôt mal que bien : elle n'y apportait aucune concentration d'esprit, ses pensées étant toujours ailleurs. Mais la Dame était tolérante à la peine des autres et ne se permettait que des remarques très mesurées.

Je pense que la servante profitait quelque peu de cette mansuétude pour se relâcher tout à son aise. Elle se parlait tellement à elle-même, dans un feu roulant de questions et réponses, qu'elle oubliait forcément plus de la moitié de son travail. Poussière et toiles d'araignée tapissaient de plus en plus tous les coins. Elle ne consentait à cirer les meubles qu'aux fêtes carillonnées très fort et les essuyait bien plus souvent avec la première serviette de table venue qu'avec le chiffon !

Le domaine où elle semblait encore mettre tous : ses soins, c'était la confection des plats. Elle s'attardait à la cuisine. Je l'ai souvent regardée faire, sans y trouver à redire. Mais, nous autres ne sommes pas bons juges en la matière. Nous sommes conquis d'avance par les mystères envoûtants de la cuisine. Cette alchimie, si elle nous fascine, nous dépasse. Les successives opérations de son élaboration nous laissent pantois. L'allumage du feu est déjà, en soi, un pur prodige, que nous accueillons sans le comprendre. Les marmites, bouillottant parmi d'odorants effluves, nous plongent dans une béatitude hypnotique où se dilue l'anxiété fondamentale de notre nature.

Madame Gripoussier, sous mes yeux, épluchait les légumes, accommodait les viandes et tournait des sauces compliquées qu'elle paraissait mettre un point d'honneur à toujours relever d'épices et de poivre ; ce que lui reprochait patiemment sa patronne qui se faisait assez aigrement recevoir sur ce chapitre.

Ah, si j'avais su ! Si j'avais eu des connaissances humaines plus précises ! ... J'étais encore très ignorant. Combien je le regrette ! ... Une image sera à jamais gravée en ma mémoire... Dire qu'elle me parut alors si anodine, bien qu'elle excitât ma curiosité !... Oui, je la revois... Madame Gripoussier, lorsque la cuisson d'un plat était presque achevée, trottinait toujours sans bruit jusqu'à la salle à manger, voisine du bureau où se tenait la Dame. Là, elle écoutait si rien ne bougeait puis, vite, retournait à la cuisine. Et, plus vite encore, vite, vite, à gestes furtifs comme si elle se brûlait, elle tirait la fiole de sa poche et, vite, en versait une petite quantité dans la sauce.

Elle faisait la même chose sur la nourriture de Cendrinet de la Luz. Je n'y comprenais rien... Invariablement, elle disait : « Là, là, oui, c'est ça qui va être bon ! ... Qui c'est qui sera bientôt la bonne gouvernante, dans la belle maison ? Madame Gripoussier ! Et on ne discutera plus les façons de faire de Madame Gripoussier... là, c'est bon, ça, Madame, pour la petite mine et c'est bon, ça aussi, pour le petit minou, comme il va se régaler, mon petit minou !... »

Non, je ne comprenais rien car elle ajoutait alors sur les aliments de sa maîtresse, malgré la défense, du poivre, du sel, d'autres épices prises sur l'étagère.

Je supposais qu'elle aussi, chez elle, se servait de la fiole... Cependant, jamais je ne la vis faire. Il est vrai que je n'étais quand même pas chez Madame Gripoussier de façon permanente. Elle pouvait très bien en user à d'autres moments.

Malgré tous ses charmes de bruits et d'odeurs, la cuisine me lassa vite et je fus bien plus souvent le compagnon ignoré de la Dame et la présence secrète tacitement reconnue par Cendrinet de la Luz qui, parfois, me dédiait un sourire futé.

(à suivre)