Je sentais mes forces me fuir et, pour me remettre un peu, j'allongeai le cou vers la nourriture que Cendrinet de la Luz n'avait pas touchée, ce jour-là.

A peine eus-je esquissé cette tentative, que quelque chose fulgura en moi, mon esprit s'ouvrit, tandis que Grand-Chat m'apparaissait, jetant la PatteGriffe en travers du plat, en signe d'interdiction.

- Comprends, tonna-t-il, comprends que la femme verse la mort dans les aliments !

Je reculai d'un bond.

Ce fut à ce moment que Madame Gripoussier, le visage empreint de diabolique satisfaction, entra dans la cuisine.

Elle me vit et, me reconnaissant comme le témoin de son crime sur la petite chatte, elle me chassa à grands coups de torchon. Je dus fuir. Mais j'eus le temps de lui refaire la Patte-Griffe, ce qui eut pour effet de l'aplatir contre le mur, tandis que je passais en trombe.

Je ne pus pénétrer le lendemain dans la maison, Madame Gripoussier était sur ses gardes.

Mortellement inquiet, je passai la journée à guetter l'instant propice. Mais ce fut seulement le surlendemain que la porte s'ouvrit, en fin de matinée, suffisamment pour que je pusse entrer.

D'ailleurs, Madame Gripoussier ne pensait guère à moi : elle regardait son salaire dans sa main et répétait :

- Ah ! merci, oui, merci bien, merci quand même...

Elle venait d'être congédiée.

Je compris soudain que la gravité des événements avait dû dessiller les yeux de la Dame. Mais alors, Cendrinet de la Luz, mon frère ?...

Je me ruai dans la maison. Une funèbre ambiance emplissait tout. Des sanglots déchirants me guidèrent.

Hélas ! dans le bureau où pénétrait le soleil de midi, Cendrinet de la Luz se mourait. J'arrivai pour assister à ses derniers moments.

Portant les stigmates des abominables souffrances endurées, il reposait sous des lainages, dans une boîte, près du feu. Je sentis que du froid entourait son corps. Déjà, il n'était presque plus de ce monde.

Désespérément, sa Dame tentait encore de le soigner. Il acceptait tout, docile et doux. Des spasmes le secouaient. Je voyais monter la paralysie dans son cou. Ses mâchoires se serraient, bloquées par un épouvantable trismus.

Le soleil de midi flamba plus fort. Je sus que le moment arrivait. Cendrinet de la Luz aussi, sans doute.

Il se leva, tout raide, les yeux fixés sur la fenêtre. Il réussit à enjamber son carton avec précision et dignité. Une seconde, en pleine lumière, il fut debout, comme avant, sur ses hautes pattes élégantes, devant sa Dame à'genoux. Puis, il s'effondra sur le flanc. D'ultimes souffrances le ravagèrent. Il fut saisi de convulsions. Une seule plainte : de sa patte, avec un geste d'homme, il tentait d'ouvrir sa mâchoire bloquée ! En vain. Ses griffes s'enfoncèrent. Du sang coula.

Sa Dame épouvantée gémit :

-Non, oh! non, Minet !

Il obéit. Mais une convulsion plus forte le jeta vers la douce main secourable où, sans le vouloir, il planta sa griffe et les crocs de sa mâchoire soudain ouverte et resserrée.

La Dame accepta cette blessure : « Oh! Cendrinet ! » pleura-t-elle.

Comprit-il ? Il retira son étreinte aussitôt et mourut d'un seul coup. Il avait les yeux tournés vers le soleil...

Non, des sanglot pareils, je n'en avais jamais entendu. Le chagrin humain est chose terrible.

La Dame pleurait à genoux comme une perdue.

Soudain, je n'en pus supporter davantage : « Vengeance ! » cria mon coeur.

J'apparus à la vue de la Dame.

- Madame, la mort de mon honorable frère, Cendrinet de la Luz, n'est pas vaine. Elle sauve votre vie. Mais vous serez vengés tous les deux. Ce crime ne restera point impuni longtemps. Je vais de ce pas, avec tous les miens, en appeler à la justice de Grand-Chat.

(à suivre)